La disparition du travail : 2ème partie, l’industrialisation des activités
Industrialisation des activités, meilleures pratiques ? Pas tant que ça !
Dans les services, puis dans l’industrie, de grands cabinets de conseil internationaux ont semé les graines de la discorde il y a maintenant une quinzaine d’années. En effet, ces cabinets ont mené l »industrialisation des activités. Et pour cela, ils ont œuvré partout dans le monde. Leur objectif avoué était de permettre la captation, la standardisation, puis la transmission des savoir-faire, aux autres employé.es pour améliorer le rendement global de l’entreprise. Mais dans leur démarche d’optimisation de la production, ils ont « oublié » l’importance de la centralité de l’être humain, le respect des individus.
Ces cabinets ont donc organisé des séries d’entretiens de collecte d’information pour comprendre comment celles et ceux qui s’en sortaient le mieux, faisaient pour être aussi performant.es.
Evidemment c’est valorisant, on s’interesse à mon travail.
Imaginez, le gars, en costume parfait, avec sa coupe parfaite, son sourire parfait, sa « gentillesse à toute épreuve » qui vient vous interviewer pendant deux heures sur votre quotidien parce que vous êtes « tellement passionnant ».
Ce qu’ils ne disaient pas, c’est ce qu’ils en feraient par la suite.
Quand les consultants m’ont demandé de raconter ce que je faisais, j’ai pensé qu’on allait enfin tenir compte de mon avis.
J’étais ravi.
Ça faisait déjà quelques années, depuis 2003 que je me disais parfois qu’on marchait sur la tête.
Effectivement, depuis quelques temps, des décisions majeures étaient prises sans concertation avec la production. On avait des objectifs encore très clairs et plutôt rationnels. Mais pourtant dans la réalité les choix d’investissements étaient faits sans plus tenir compte de l’existant, des prérequis techniques. En conséquence, ces prérequis allaient nous bloquer à un moment ou à un autre.
Industrialisation des activités, un écart entre la stratégie et le réel du travail.
Il commençait à y avoir un écart entre la stratégie décrite par la Direction et sa mise en œuvre et ça ne gênait personne a priori. Mais je ne comprenais pas ce qui bloquait. A chaque fois que je montais au créneau pour défendre les propositions des expert.es, on me sortait la même phrase : « oui, tu as raison, mais on va faire autrement ».
C’était inhabituel et incompréhensible quand on n’a pas la visibilité globale. Mais cette visibilité globale est très complexe à obtenir sans comprendre les mécanismes à l’oeuvre dans l’industrialisation des activités.
La production s’en ressentait et on commençait déjà à comprendre que notre voix d’expert de notre métier avait de moins en moins de valeur. Oh bien sûr, le regard du chef avec cet air de « papa sait mieux que toi » nous agaçait mais on avait confiance en son expérience. Il avait travaillé, comme nous, à ces postes qu’on occupait et on ne pouvait pas imaginer ce qui allait suivre.
Pendant que les consultants notaient tout ce que je disais, je me rappelle m’être dit qu’il devait y avoir un loup quelque part.
La notion de détail m’échappait. En quoi pouvaient-ils être intéressés par des éléments qui me semblaient pourtant anodins ?
Industrialisation des activités, l’objectif n’est pas de valoriser mais de faire disparaître le travail humain.
Tout avait été transcrit sous la forme de script, les activités, le temps passé, l’ordre dans lesquelles elles devaient être réalisées et même les outils employés pour mener à bien toutes ces tâches. Nous y étions : Processus, procédures, et mesure de l’activité.
Seulement voilà, quand je dis qu’il me faut 20 minutes pour analyser la demande d’un client, c’est une moyenne, pas un absolu. Et puis, ça veut dire quoi « analyser » ?
Evidemment je n’avais pas été le seul. Les tâches avaient toutes été transcrites, du technicien à l’ingénieur, et l’ambition de la consultante en chef, maintenant, c’était de les mettre dans l’outil informatique qu’une autre société de conseil avait développé. Oui, on allait informatiser nos activités. Nous allions être « libérés » du mail, et même le téléphone allait être connecté à notre pc.
Mieux, tous les documents allaient être gérés dans cette petite révolution qu’était le logiciel de gestion des processus et des procédures. Tout cela avait coûté la bagatelle de 500k€, il fallait que ça serve, bon sang !
Et ce n’était qu’un début.
Les hostilités ont démarré bien plus tard quand on a découvert, stupéfaits, que notre temps désormais était compté.
Après l’industrialisation, le suivi d’activités
Parce que le suivi devient, lui aussi, industriel : nous sommes tou.tes compté.es, évalué.es, et indexé.es sur notre suivi d’activité. Alors, l’excellence devient la norme et si nous sommes plus lents que le paramètre entré dans le logiciel une alerte survient.
D’abord, dans les premiers temps, l’alerte c’est « papa gâteau » qui la fait. Alors le chef gronde un peu, nous demande des explications sur le fait que j’ai mis 25mn au lieu de 20mn et ce que je réponds lui convient. L’affaire est close.
Sauf que le processus d’industrialisation des activités ne s’arrête pas là.
Après une « période de transition » de quelques mois, les clefs du logiciel magique sont confiées au contrôle de gestion, qui surveille que rien ne se passe « en dehors de l’outil » et qui nous fait toutes et tous marcher à la baguette pour que ses cases soient bien toutes remplies parce que sinon vous comprenez « je ne peux pas partir à 16h48 et je vais rater mon RER tous les vendredis avec vos salades ». « Oui, moi aussi, ça me saoule ! ».
Nous sommes loin d’un travail optimisé pour le bien de la production.
On passe sur le fait que maintenant, les mails qui débordent et en plus, les appels arrivent sur le portable pour traiter tout ce que l’outil n’a pas prévu. Parce que oui, le travail ne se limite pas à la description des activités et des processus. Il faut en plus, apprendre à gérer « ce bousin » et avec le sourire en plus. Sinon on nous parle de « résistance au changement », d’has-been, et de « rétention d’information », tout ce qui plaît beaucoup aux responsables des entreprises comme à leurs employé.es.
La RH et les syndicats n’y voient que du feu, les outils de production ce n’est plus leurs oignons vous comprenez ! Ce sont les consultant.es qui ont pris le relais.
Bon an, mal an, les statistiques suivent leur chemin, bonhomme qu’elles sont les petites. Et elles escaladent les marches de l’entreprise en devenant de magnifiques tableaux de bord, de plus en plus réduits, de plus en plus colorés, et de moins en moins relatifs au travail qu’on a pu fournir pour les faire exister.
Le reporting simplifié, prémâché, colorisé, devient un moyen de pression de la finance sur la production.
Le Président du Groupe, tous les mois, n’a plus sur son bureau qu’un magnifique smiley vert, jaune, ou rouge suivant le temps qu’il fait ou le courage de celui qui lui présente. Et il tranche, ah ça, il tranche le Président. Quand le Directeur financier lui explique que cette ligne-là, toute orange, n’est vraiment pas du meilleur effet dans les tableaux.
Alors le Directeur financier redescend, mais pas jusqu’au bout. Hé non, il n’en a pas besoin puisqu’il a le contrôle de gestion. Il fait un commentaire sur le PowerPoint présenté au Président pour expliquer qu’il va falloir réduire considérablement cette ligne-là. Parce que cette ligne coûte beaucoup de sous. Alors, on va trancher dans la masse. Puisque si on regarde bien le temps passé (statistique) on se demande bien ce qu’ils font tous ces employés (réel).
L’industrialisation a fait disparaître le travail réel qui n’est plus représenté dans les rapports.
Bien sûr, la RH n’y comprend pas grand-chose dans la mesure où elle ne s’y est pas vraiment intéressée. Alors elle ne peut qu’acquiescer. De toute façon, que pourrait-elle faire d’autre même si elle y comprenait puisqu’elle travaille dans le cadre donné par la Direction financière.
Nous travaillons, en restant dans le cadre fixé par la Direction Financière (Une responsable RH d’ADP, en réponse à une question lors d’une intervention au CNAM).
Et c’est comme ça qu’on se retrouve avec des décisions managériales catastrophiques qui ne tiennent pas compte de la valeur immatérielle des individus. Ces décisions visent à comptabiliser uniquement le résultat du travail, et non pas le travail en lui-même. Le travail réel est, en ce qui le concerne, devenu invisible.
En effet, l’industrialisation des activités part d’un postulat erroné : Il serait rationnel et intelligent de standardiser l’activité humaine. Mais le travail réel n’est pas directement représenté par la qualité de la production. Le travail n’est pas qu’une somme de processus et procédures. Et le bon sens des employé.es le démontre : le résultat n’est pas toujours à la hauteur du travail fourni.
Le travail, la grande inconnue des systèmes de gestion et des organisations « optimisées ».
Ce qui rend possible cette situation complètement ubuesque, c’est la méconnaissance du travail humain. Le manque d’expérience à ce sujet, des consultant.es qui sont intervenu.es dans les années 90 et 2000, a permis le déploiement pourtant massif de ces méthodes d’industrialisation des activités.
L’industrialisation des productions industrielles n’a jamais été menée à 100%. La part de l’humain est toujours nécessaire et sera peut-être remplacée par l’intelligence artificielle demain. Mais ce n’est pas encore le cas aujourd’hui.
Quand on mène l’industrialisation des activités aux machines, on standardise leur mode de fonctionnement et c’est a priori une bonne chose, quand cela s’arrête « avant » l’activité humaine. On leur applique des petites routines informatiques qui vont « checker » si elles sont bien là et si elles sont en bonne santé.
Malheureusement, les mêmes méthodes de reporting sont appliquées par le contrôle de gestion. Alors, on les mélange comme on veut, puisqu’elles ont tous les mêmes fonctionnalités, vues des tableaux de bord. Alors comme la machine est devenue aussi virtuelle que l’intelligence… Pourquoi demander l’avis des experts qui ne font que se plaindre ?
La conclusion est amère, parce que rendre le travail humain invisible, c’est une forme de maltraitance.
Après ça, les collègues les plus investis dans l’entreprise sont tombés malades. Leur métier n’est plus visible et on les empêche de faire leur travail correctement. Ils perdent en énergie, et sont soumis à un stress intense. Comme ils résistent, ils deviennent gênants.
Ceux qui sont morts n’ont jamais compris pourquoi leur unique interlocuteur était devenu le contrôle de gestion.