Standardisation des activités professionnelles : Les effets sur le client, le patient, ou l’usager des services publics
Ça vous arrive d’avoir un problème à régler, d’être face à un collègue, un chef, un client ? Un employé à un guichet ? Et d’avoir le sentiment qu’il a le regard vide, que ses mots n’ont plus de sens, qu’il s’est arrêté de penser ?
Eh bien, c’est « normal », figurez vous et on vous explique pourquoi c’est même devenu très répandu au point qu’on peut considérer ça comme banal.
La disparition du travail, nous l’avons traité dans une série d’articles publiés sur ce site, va de pair avec la disparition de l’humain, transformé en « humain-robot ». Et travailler devient alors impossible.
L’industrialisation des activités humaines a provoqué une situation de travail où penser n’est plus recommandé. Un article de Bruno Devauchelle traite de ce sujet dans l’Enseignement et explique précisément cette compréhension « mécanique » de notre cerveau qui limite considérablement les espaces de liberté dans l’activité professionnelle. Vous pouvez le consulter ici.
Citation de l’article : « Tout cela relève bien de la même vision du fonctionnement humain et en particulier de celui du cerveau, assimilé parfois à un ordinateur. »
Standardiser les activités humaines : Quand travailler devient impossible.
L’industrialisation, dans un premier temps, a standardisé les outils et les machines. Puis, dans un second temps, a été appliquée à nous en tant qu’individus. On peut décrire des objets de façon très précise et donc en automatiser la réalisation. Mais la description d’une activité intellectuelle n’a pas les mêmes effets sur les performances de la production.
Industrialiser l’activité intellectuelle consiste à automatiser autant que possible les tâches que nous réalisons grâce à notre intelligence. Mais on s’aperçoit alors qu’on ne peut pas décrire en « tâches », ni même en série de tâches, le travail qui doit être accompli. Car le travail de l’être humain est bien plus complexe et intègre des éléments qui ne peuvent pas être décrits dans un algorithme. Pour cette raison, l’industrialisation de l’activité intellectuelle devient un frein plutôt qu’un moteur et travailler devient impossible.
Le travail, c’est cette part créative, intelligente, que nous accomplissons pour résoudre tout ce qui ne fonctionne pas comme prévu, tout ce qui, d’expérience, nous permettra de dire que c’est un travail « bien fait ».
Le travail, c’est vivant. Sans pensée, travailler devient impossible.
En effet, le travail n’est pas uniquement le résultat d’une description de processus, de procédures, d’activités et de livrables. Il se place dans ces interstices situés exactement entre tous ces éléments. Quand on se limite à la description de ces éléments qu’on peut considérer « visibles », on empêche sa réalisation et travailler devient impossible.
Malgré ça, le déploiement des processus, des procédures, des systèmes de gestion et des mesures d’activités laisse penser aux plus maladroits que le travail est « sous contrôle ». Mais dans l’entreprise, nous savons bien que cela ne fonctionne pas. Le smiley est peut-être « au vert », les équipes et les budgets sont « dans le rouge ».
Et les individus chargé de la production des services mesurent chaque jour le supplément d’énergie qu’ils ont à fournir pour être capables de fournir un travail devenu invisible. Car on ne mesure plus que les activités, vues par les gestionnaires comme étant la partie « visible » du travail. Cela n’a aucun sens, en terme de qualité ou de productivité. D’ailleurs, beaucoup on le sentiment que leur « travail » n’a plus de sens.
En effet, quand on est contrôlé sur des éléments qui ne reflètent pas le travail réellement fourni, la perte de sens n’est plus très loin/
L’industrialisation des activités intellectuelles a un impact sur le travail réel : Penser devient impossible au travail. La perte de sens est donc du côté de ceux qui ordonnent sans comprendre ce qu’ils font.
L’industrialisation dans le domaine des services génère un écart de compréhension entre les donneurs d’ordre (les chefs de projet, managers, personnels de direction, clients) et celles et ceux qui accomplissent ce qu’on continue d’appeler à tort, le travail. En fait, il ne s’agit plus de « travailler » au sens propre, ce qui se résumerait à réfléchir pour réaliser ce qui est attendu. Mais il s’agit d’accomplir une série de tâche. Or, accomplir une série de tâche sans réfléchir porte un nom : on appelle ça faire « la grève du zèle ».
Ce n’est pas nouveau. Et le plus étonnant c’est de constater que le système managérial a pour objectif de faire appliquer les consignes par les individus sans y penser. Et quand c’est devenu impossible de penser au travail, alors la production n’est pas optimisée.
La grève du zèle, c’est quand un.e employé.e décide de faire grève, en appliquant purement et simplement la procédure, sans réfléchir, sans dévouement. Dans certains secteurs d’activités c’est toujours utilisé et ça bloque les frontières, les aéroports, et les usines.
Pour autant dans les organisations, la volonté reste de faire respecter les procédures et d’appliquer le modèle d’industrialisation aux productions intellectuelles. Désormais, les employé.es de ces organisations sont contraint.es d’entrer « en résistance » pour continuer à travailler discrètement, sans bruit. En effet, dans ces environnement, le travail devient invisible.
Mais quand le travail devient invisible, quand le fait même de penser devient une forme de résistance, alors les difficultés commencent.
Résister pour continuer à travailler, exercer son métier, du mieux possible.
Et ce sont les plus zélé.es qui en paient le prix fort. Celles et ceux là qui sont tellement investis dans leur travail qu’ils ne peuvent pas supporter de réaliser cette série de tâches sans y mettre leur intelligence.
Au début, ça va. Mais après quelques mois, la tension devient nocive et l’espace pour faire ce travail se réduit. On peut encore en parler entre collègues, après tout on est tous dans le même bateau. Mais après un moment plus où moins long, les collègues ne répondent plus. On se sent de plus en plus isolé et ça devient encore plus difficile de travailler. Le matin, l’envie n’y est plus. La lassitude s’installe et on se demande pourquoi résister. Ça serait si simple d’arrêter de réfléchir, si on le pouvait.
Quand travailler devient impossible, on s’arrête de penser ?
Et c’est là le point de bascule. En effet, pour éviter d’être frustré et de souffrir, le mieux c’est de ne plus y penser, de lâcher prise. Certain.es y parviennent plus rapidement que d’autres et puis il y a celles et ceux qui ne s’arrêteront jamais. L’arrêt de la pensée est un mécanisme de défense face à un environnement qui est devenu hostile, qui est parvenu à être en contradiction avec nos principes de vie, nos valeurs. Quand la valeur du travail n’est plus reconnue, la frustration est importante et a des conséquence sur tous les aspects de notre vie.
La valeur la plus communément répandue n’est pas de travailler pour partir en vacances à l’autre bout de la planète une ou deux fois par an, comme on aimerait nous le faire croire parfois.
La valeur la plus communément répandue c’est d’être satisfait du travail accompli. Le travail est notre lien avec les autres, et les espaces du travail sont des espaces sociaux où on apprécie d’être reconnu.e pour ce que l’on est : légitime. Car si on est légitime dans notre travail, quand notre expertise est reconnue, tout devient beaucoup plus simple.
La perte de sens va de pair avec la perte de la légitimité dans notre travail. Quand on perd le sens de ce qu’on fait, travailler devient impossible.
La perte de sens intervient quand on perd cette légitimité. Et quand le travail disparaît derrière les processus et les procédures, il est bien difficile d’être entendu, en tant qu’expert. Pourtant, cette expertise, qu’on soit ingénieur ou pas, existe dans tous les métiers. En revanche, plus le travail est intellectuel, immatériel comme c’est le cas dans les services, plus la frustration est grande.
Par exemple, demandez à une infirmière d’expliquer pourquoi elle ne peut pas mettre systématiquement 30 secondes pour poser un sparadrap et la frustration est immédiate. En effet, lui poser la question est déjà incongru parce que ça sous-entend que ça pourrait être le cas. Alors imaginez la frustration de cette infirmière, dont le temps est mesuré à la seconde, pour toutes les tâches qu’on lui décrit comme étant son « travail ».
Personne, avant les contrôleurs de gestion, avant les managers, ne s’était autorisé à discuter le travail des autres comme c’est le cas aujourd’hui. Jusqu’à il y a peu encore, quand un expert, laveur de carreaux, plombier, livreur, médecin, ingénieur estimait qu’il fallait un temps donné pour effectuer une tâche, on le considérait légitime. Et personne ne lui opposait une statistique informatisée basée sur des calculs qui ne tenait pas compte de son travail réel.
Le travail a une valeur sociale pour l’individu. Qu’on soit bénévole ou qu’on soit salarié, le travail nous positionne dans la société.
Alors, pour retrouver cette légitimité perdue, nombreux sont celles et ceux qui cessent de réfléchir et appliquent les procédures, sans plus y réfléchir. Et ils obtiennent, parfois, la reconnaissance de leur hiérarchie. Ils reçoivent davantage de reconnaissance que celles et ceux qui mettent le cœur à l’ouvrage et qui essaient de satisfaire le client, ou le patient. Et tant pis si le système de management les maltraite et les fait passer pour des inconpétent.es. En effet, ils préfèrent ne pas y réfléchir. Mais cette absence de pensée a des conséquences sur leur état.
Nous voilà donc, à ce stade, dans un système de gestion totalement en roue libre, où toutes les actrices et tous les acteurs sont persuadé de leur éthique, de leur bonne foi parce qu’ils et elles « respectent les procédures ».
Et en toute bonne foi, nous ne parlons plus de la même chose quand nous évoquons « le travail ». Pour certains, de moins en moins nombreux, il s’agit de l’intelligence qu’ils mettront à effectuer le leur, pour d’autres, il s’agit de respecter la consigne et surtout, surtout, d’éviter de réfléchir. Dans le secteur de la santé, cette attitude est catastrophique pour le personnel, pour les patients.
Dans ce système de management, nous sommes de plus en plus entouré.es d’« humain-robots », au regard vide, devenu.es « incompétent.es » on ne sait véritablement quand ni comment, sans espoir d’y changer quoi que ce soit.
Scènes de vie
Le guichetier ?
Il applique le « script de relation client ». De toute façon, les tâches ont tellement été « optimisées » que ce n’est même plus lui qui s’occupe de nous.
Le Responsable ? Il transmet la consigne, sans réfléchir pour garder son poste et vite changer d’établissement. Et tant pis si en dessous, « ça ne suit pas ».
Le Manager ? Il applique les procédures, surveille les statistiques, et surtout, surtout, qu’on ne vienne pas lui faire perdre son temps en expliquant pourquoi cette tâche-là avait besoin qu’on s’y consacre plus de 3mn27secondes.
Le trait est un peu grossi ? pas tant que ça.
Si le mal est absolu, la banalité de ses représentations fait parfois froid dans le dos.
Dans ce contexte, le collectif est essentiel car l’isolement peut devenir tragique
Dans ce système de management devenu totalitaire, la résistance n’est possible qu’en collectif. Car résister en étant le ou la seule, devient un risque socio-professionnel pour l’individu. En effet, être isolé, résister et se faire entendre, c’est pour les plus chanceux devenir à court ou moyen terme un bouc-émissaire, réfractaires au progrès. Pire, être le seul à résister peut amener la personne à tomber malade, faire un Burn-out et commencer à avoir des pensées suicidaires au travail.
Dans tous les cas, ça ne se passe pas mieux pour celles et ceux qui se sont arrêté.es de penser. Les troubles musculo-squelettiques les guettent. Ils appliquent les mêmes tâches répétitives sans réfléchir, et le management leur impose un rythme de plus en plus soutenu. Cette situation les amène lentement vers le point de rupture de leur corps. Quand ce n’est pas l’esprit qui se met à réagir, comme c’est le cas parfois, à avoir trop mis leurs valeurs « sous le tapis » d’une paperasse administrative et gestionnaire qui ne s’arrête jamais.
Et puis il y a celles et ceux qui ne réfléchissent plus depuis longtemps, que ce soit dans l’entreprise, ou dans leur vie privée. Ils portent en tant qu’employé.e et en tant que client.e des services qu’ils consomment, une part de responsabilité collective à ce qui est en train de se passer. Ils sont coupables de fainéantise intellectuelle, de « laisser faire ».
Pour les autres, les derniers, celles et ceux qui soutiennent et qui déploient ce système de gestion, ils et elles seront peut-être un jour reconnu.es coupables de crime contre l’humanité, de destruction de la planète et des espèces qui y vivent depuis toujours.
Parce qu’on ne peut plus dire qu’on ne savait pas.