Les managers ne sont pas toujours les responsables

Les managers ne sont pas toujours les responsables

Les managers sont responsables. Toujours ? Vraiment ?

Il semble que pour un certain nombre de chercheurs en sciences de gestion, en psychologie du travail, en économie et même parfois en ergonomie, les responsables de la souffrance au travail sont les managers et l’organisation scientifique du travail. Alors, oui, c’est vrai, depuis une centaine d’année nous avons tous été contraints de nous plier aux techniques d’organisation scientifique du travail, de standardisation, d’automatisation. Ok.

Mais depuis ces trente dernières années, il s’est passé un autre changement fondamental dans les organisations : l’informatisation.

Cette informatisation a permis quelque chose que la standardisation et l’automatisation de grand papa n’avaient pas prévu : l’automatisation des tâches de gestion financière et comptable et leur interconnexion directe à l’activité, qu’elle soit industrielle ou qu’il s’agisse de service. Si les managers portent leur part de responsabilité dans les dégâts causés par l’organisation scientifique du travail, ils ne peuvent à eux seuls être tenus pour responsables de la dégradation des conditions de travail et de la négation même de ce travail.

Cette analyse simpliste des organisations fait pourtant le bonheur des Directions peu regardantes qui y voient une absolution scientifique, et des consultants-chercheurs en entreprise qui y voient des mannes financières sans fin. Une façon pour les uns de s’acheter une bonne conscience et pour les autres de se payer un confortable complément salarial à leur retraite. Pourtant, l’outillage du contrôle de gestion et l’automatisation de la gestion financière et comptable n’ont pas grand chose à voir avec la gestion humaine, avec ce que nous, français, appelons « Le management ». 

L’outillage du contrôle de gestion et l’automatisation de la gestion financière et comptable, c’est ce que nous, travailleurs dans l’entreprise, appelons la gestion. Et pour tous les travailleurs dans l’entreprise, la gestion c’est l’administration et le contrôle de gestion, et donc la finance. Dans le langage « commun » d’un certain nombre de travailleurs des grands groupes, cadres ou pas cadres, la gestion ce n’est pas le management et cela fait une vingtaine d’années qu’elle pollue notre activité professionnelle. Elle est partout, la gestion. Elle s’occupe à la fois, des intérêts de l’actionnaire, administre l’entreprise pour en obtenir des profits, effectue son contrôle suivant les règles comptables et financières et rythme nos activités du plus haut au plus bas de l’organisation.

Voici d’abord l’histoire de la standardisation, de l’automatisation de la production des services, puis ensuite celle de la prise de contrôle par les gestionnaires. Nous ne parlons pas ici « des managers », mais des gestionnaires tels que nous les avons définis quelques lignes avant.

Standardisation, Automatisation, Encadrement, Gestion financière, les mots ont du sens. Alors, les managers sont responsables ? Toujours ?

Dans le domaine des services, dont nous faisons majoritairement partie désormais, la standardisation et l’automatisation n’ont pas été effectuées il y a un siècle et sont toujours à l’œuvre dans nos entreprises comme dans nos vies privées. La standardisation des services, si elle est plus difficile à identifier, devient parfaitement visible dès qu’on s’intéresse aux services à la personne.

En effet, quand l’individu à l’accueil du centre commercial se met à vous parler comme un robot, ne cherchez pas, il applique tout bonnement ce qu’on appelle un « script » et n’a pas le droit de sortir de cette trame qui constitue pour son encadrement, l’application des meilleures pratiques. C’est la standardisation de l’être humain, assez effrayant parfois. Nous avons déjà écrit chez #AntiZèle sur ces principes et sur la propagation des méthodes de standardisations dans les services y compris les services à la personne. En résumé, les méthodes et les normes de standardisation dans les services ont été créées dans les eighties (1980, Thatcher, Reagan, Dame de Fer, TINA – There is no alternative) et propagées depuis les années 90.

En France, la vague est d’abord venue frapper le secteur privé pour ensuite atteindre le secteur public. Tant que nous restions sur la standardisation des pratiques et des mots, finalement, nous avons effectivement gagné en production, en visibilité, en satisfaction. Tout à coup, des secteurs entiers d’activités devenaient visibles dans l’entreprise, standardisation aidant, parce que les mots utilisés pour décrire l’activité devenaient intelligibles par les plus hautes instances de l’organisation. Nous sommes passés du monde « virtuel », technique, incompréhensible, invisible en termes de valeur, au monde beaucoup beaucoup plus sexy du « digital » puis du « numérique ».

L’automatisation dans les services, s’est ajoutée à cette vague. L’automatisation des services est devenue possible par l’informatique. Sans l’informatique, la standardisation n’aurait pas eu cet impact et l’automatisation aurait été impossible. En effet, comment automatiser une production immatérielle sans support immatériel ? Fort heureusement pour le moment, l’automatisation des services a atteint au moins temporairement ses limites, propres à la complexité du cerveau humain mais que penser des victoires robotiques au jeu de GO ? L’encadrement, qu’on appelle désormais et de façon générique, « le management », porte encore parfois ces évolutions comme un étendard. Standardisez ! Automatisez ! disent-ils, et bien entendu c’est la raison pour laquelle nous sommes tous en mesure de les identifier, ces « managers » là. Cela-dit, d’autres gars restent bien sagement posés au dessus d’eux, sans trop se faire remarquer.

Manager : Une seule définition occulte bien trop de fonctions

Clairement, réduire toutes ces typologies de fonctions à une seule expression « managériale », pose des problèmes de lisibilité. C’est une forme de standardisation et d’automatisation surprenante dans la bouche de détracteurs de l’organisation scientifique du travail. Au mieux cette globalisation est réductrice, au pire elle est dangereuse dans une société où il est plus que nécessaire d’arrêter de monter un groupe d’individus contre un autre. Cette vision floue de la réalité entretien nos malaises et nous empêche de faire des choix politiques éclairés et appliqués.

Il existe effectivement et depuis quelques années, un courant de pensée qui tend à démontrer que les têtes des organisations ne sont elles mêmes pas responsables des dérives, de la maltraitance, des suicides au travail (nombreux mais dont plus personne ne parle, au demeurant), et que les responsabilités doivent être recherchées du côté « des managers ». C’est une analyse qui tombe à point nommé pour bon nombre de membres du Comité Exécutif, non ? En gros cela donne : 

« L’entreprise n’est pas responsable de la maltraitance des salariés, ce sont les managers qui en sont la cause ». 

Tiens donc… Si, à l’inverse, nous considérons totalement imbécile d’imaginer que l’entreprise, l’organisation, serait une forme de vie ? Si nous pensions d’une incroyable naïveté qu’elle existerait par elle-même, avec ses bras et ses jambes, dotée de parole, capable d’écrit, et tout et tout ? Et si nous refusions de croire en une entreprise autonome et vivante qui serait totalement indépendante des personnes qui la constituent ? Alors nous ne pourrions pas nous satisfaire d’une telle explication.

Nous vous invitons à vous prêter à un petit jeu qui consiste à préciser ce qui se cache derrière les mots « d’entreprise » ou « d’organisation ». Un petit jeu où l’on remplace un mot par un autre, qui pourrait donner :

« Le Conseil d’Administration n’est pas responsable de la maltraitance des salariés, ce sont les managers qui font mal leur travail »

Ce n’est pas mal, mais peut mieux faire… Tentons celle-ci :

« Le PDG n’est pas responsable de la maltraitance des salariés, ce sont les managers qui sont mal formés »

Ça commence à devenir intéressant puisque le PDG porte, de fait, sa part de responsabilité dans une maltraitance qui serait institutionnalisée. Nous avons gardé le meilleur pour la fin :

« Le Ministre de l’Intérieur n’est pas responsable des suicides au travail, ce sont les managers qui maltraitent les policiers. »

Oui, là, malheureusement et en dépit de l’horreur de la situation, celle-ci nous semble tellement absurde qu’elle porte franchement à sourire. Oui bien sûr, ce sont « les MANAGERS » qui le sont, responsables de tout et tout le temps. Par exemple… mais juste par exemple, hein… Et vous, vous y croyez, vous ? Nous avons une autre explication.

Et pourquoi pas la financiarisation de l’activité ?

Dans le monde des services, après avoir standardisé et automatisé les chaînes de production numérique, après avoir standardisé et automatisé les processus et l’organisation, les grandes sociétés de conseil, commanditées par les Directions Générales des grands groupes, sont venues modifier et automatiser/standardiser les organisations pour finalement piloter financièrement jusqu’aux individus.

Après la standardisation et l’automatisation de nos « usines à produire des services », nous avions encore le sens de notre travail. Les choses se sont gâtées lorsque, début des années 2000, la financiarisation de l’activité est venue s’ajouter aux modèles standardisés et automatisés, positionnant des clefs de répartition et des indicateurs dans tous les rouages de l’organisation. Là, même les managers opérationnels ont été médusés, sidérés. Le management intermédiaire, le concernant, a préféré baisser la tête, histoire de ne pas se la faire couper au passage car la financiarisation de l’activité ne faisait plus apparaître que les coûts et ils en étaient devenus eux-mêmes, de gros, d’énormes, coûts.

S’en est suivie une immense vague d’optimisation des processus financiers, et donc de réduction des coûts, puisque le contrôle de gestion ne sait voir que cela. Pourquoi ? Parce que le contrôle de gestion se base sur des règles comptables qui n’identifient les valeurs de l’entreprise qu’en cas de cession, de fusion. Le contrôle de gestion, en France du moins, n’est jamais en mesure d’identifier la valeur produite quand elle est immatérielle et le service, c’est immatériel. Par sa formation, le gestionnaire financier est en incapacité totale, même de comprendre qu’il existe une valeur non mesurable dans le travail d’une infirmière, par exemple. Le contrôle de gestion, donc, armé des reportings automatisés et des outils de pilotage en tout genre, basés sur des modèles de représentation de la production, standardisés et automatisés, fait remonter aux directions financières les éléments que tous ces gens là pensent solvables et efficaces pour piloter l’activité de l’entreprise, le travail des individus.

Plus directement, la financiarisation de l’activité a permis de transmettre les clefs du camion directement au Président du Conseil d’Administration, qui n’utilise plus comme relais que son Directeur Financier, pour décider des évolutions pour le meilleur et pour le pire. On le comprend bien, ce Conseil. C’est une belle optimisation des processus de décision, non ?

Là-dedans, « les managers », les « responsables » sont bien incapables de réagir et quand ils prennent conscience de leur état, finissent aussi et comme les autres, par se suicider dans les locaux de l’entreprise, à force de voir le travail réel nié. La gestion financière a totalement occulté l’existence du travail réel qui n’est pas mesuré, et pour cause. Cette rationalité qui envahit nos vies n’est pas « managériale », mais « financière ». Cette rationalité est dictée par le pouvoir, par le profit, par le chiffre d’affaires, et par les dividendes. Cette rationalité est transmise au secteur public par les mêmes organisations internationales qui l’ont amenée au secteur privé. Elle imprègne la politique, portée par le marketing et la communication, comme ce fut le cas pour notre alimentation et comme c’est devenu le cas pour tous les actes de notre vie.

Comment faire pour réagir ?

A l’argent, répondons par l’argent. Changeons notre comportement d’achat, luttons avec notre bulletin de vote permanent que constitue notre carte bancaire et cessons de nous monter les uns contre les autres. Il existe de belles initiatives dans le public comme dans le privé, chez les responsables comme chez les exécutants et aussi donc chez « les managers ».

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